La Chair des mots

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Les vertiges de l’étymologie

Étymologiquement parlant, l’étymologie est la science du vrai. C’est un éclairage sur la signification des mots à travers une étude de leur formation et de leur histoire. S’il est vrai que pour bon nombre de mots il n’y a pas contestation sur leur origine et leur histoire, il n’empêche que l’origine de certains mots fait l’objet de discussions, suscite des débats. On n’hésitera pas, dans ce site, tantôt à préférer telle explication à telle autre, tantôt aussi à évoquer les diverses hypothèses plausibles déjà émises, sans prendre parti pour l’une d’elles.

Prenons quelques exemples

D’où vient tout d’abord notre verbe « lire » ? N’importe quel dictionnaire étymologique le dit : du verbe latin « legere » (1) . D’où vient le verbe « agir » ? Du verbe latin « agere ». Et notre pronom indéfini « on » ? Du substantif latin « hominem », forme que prend le mot « homo », c’est-à-dire « l’être humain », dans la plupart de ses fonctions grammaticales. Et le mot « ville » ? Et le mot « village » ? Et tous les autres ?

Une première question se pose : comment le latin « legere » peut-il devenir « lire » en français, « agere » agir, et surtout « hominem » « on » ? C’est l’objet des ouvrages de phonétique, pas d'un dictionnaire étymologique !

Une seconde question se pose : d’où « legere » vient-il ? Le verbe n’est pas apparu ex nihilo un beau jour de calendes grecques sur le forum romain ! Un début de réponse nous est fourni par le grec « légéin » (2) . La parenté des deux langues n’est plus à démontrer même si environ quatre siècles séparent l’époque dite classique de chacune d’elles.

Le rapprochement avec le grec est néanmoins intrigant puisque « légéin » signifie en grec « dire » mais pas « lire ». Quel pont proposer entre « dire » et « lire » ? Le lien avec la parole est manifeste, mais insuffisant. Le véritable pont, c’est la notion de tri, de choix. Les indo-européens devaient passer beaucoup de temps à collecter, cueillir des plantes, des graines, du blé par exemple, en sélectionnant les épis mûrs et les plantes médicinales au milieu des « mauvaises herbes ». Ils cueillaient des fruits (mûrs, comestibles), en laissant de côté les fruits immatures ou non comestibles. Bref, ils opéraient des choix, une « sélection ». Qu’est-ce que « dire » ? En simplifiant, c’est choisir le ou les mots appropriés dans le stock de mots dont on dispose, c’est organiser cette succession de mots en une structure (la phrase, le discours) compréhensible par l’interlocuteur. Qu’est-ce que « lire » ? Une fois encore, c’est sélectionner dans un texte, en silence ou à haute voix, des séquences (syllabes, mots, groupes de mots) en les liant entre elles pour leur donner du sens. Ce sens primitif a-t-il disparu en français aujourd’hui ? Pas tout à fait, puisque c’est lui qu’on retrouve dans le mot « élection » (et dans tous les termes apparentés à ce substantif). « Élire », c’est choisir. Dans des termes comme « sélection » et « collection », le radical « -lect- » appartient justement à la racine indo-européenne qui a donné « légéin » et « legere ». De quoi nous sentir plus proches de nos ancêtres indo-européens d’il y a 8 ou 9 000 ans, Anatoliens compris !

Le deuxième exemple proposé était le verbe « agir ». Ici encore, à côté du latin « agere », il existe le grec « agéin » (2) , avec le même sens qu’en latin. La signification originelle est, elle aussi, rurale et concrète : il s’agit de « faire bouger », de « pousser devant soi » (un animal isolé ou un troupeau par exemple). On la retrouve dans « agiter », voire dans « cogiter », c’est-à-dire « faire bouger », au moins virtuellement, ses neurones.

Dans le troisième exemple, rapprocher « on » du latin « hominem » (l’être humain) met en évidence le fait que l’emploi de ce pronom désigne n’importe quel être humain, avec un certain mépris parfois quand il s’agit de ne pas désigner l’autre par son nom, sans aucun mépris quand « on » remplace « je » ou « nous » (« On a gagné ! »). Plus intéressant encore, ce terme latin « hominem » appartient à la même famille que « humus » qui désigne le sol, la terre, la glèbe… Un constat s’impose, même sous une apparence de pléonasme : les hommes sont des humains, c’est-à-dire des terriens, comme l’étaient déjà nos ancêtres indo-européens, juste un peu plus ruraux et agrestes que nous… D’où peut-être ce désir toujours plus violent aujourd’hui de compenser le mode de vie citadin, « hors-sol », qui par une plante en pot ou un pied de tomate sur son balcon, qui par des achats de fruits et de légumes directement chez le producteur, qui par des balades dominicales à la campagne, qui par une recherche généalogique de ses ancêtres, plus souvent ruraux que « bourgeois » (c’est-à-dire habitants du bourg), plus souvent indo-européens ou descendants des ancêtres des indo-européens que « Français de souche » depuis plusieurs siècles, ce qui, au demeurant, n’a aucun sens historique…

Quant aux mots « ville » et « village », ils ont la même origine latine, le mot « villa », qu’on retrouve tel quel en français, mais qui signifie en latin « la ferme », ou du moins un ensemble architectural important comprenant la maison du maître, qui y vient parfois en villégiature ou en tournée d’inspection, les bâtiments typiquement destinés à l’agriculture et de quoi loger, dans un confort très relatif, des dizaines ou plus souvent des centaines d’esclaves… Il a suffi d’ajouter quelques bâtiments pour que la « villa » devienne « village », et quelques centaines ou milliers d’autres pour que le « village » devienne « ville ». Quelqu’un qui habite aujourd’hui en haut d’une tour dans une mégalopole habite donc dans une « ville », c’est-à-dire dans un « village », autrement dit dans une « ferme »… D’où les terrasses végétalisées et les murs végétaux chers à Patrick Blanc.


(1) Pour simplifier, les « e » se prononcent « é » en latin, sauf devant « s » et « t » où ils se prononcent « è ».
(2) « Légéin » se prononce « lé-gé-ine », « agein » « a-gué-ine », et « étumologia » « é-tu-mo-lo-gui-a ». Pour une lecture plus aisée, les caractères grecs n’ont pas été reproduits dans ce site.

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