La Chair des mots

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Le français pure souche

La glasnost et la perestroïka

À côté des termes hérités du latin, beaucoup de termes couramment employés aujourd’hui en français viennent de toutes sortes de langues qui n’ont rien à voir avec le latin, ni même assez souvent avec une langue indo-européenne. Pour s’en rendre compte, on se reportera par exemple à l’ouvrage d’Henriette Walter, L’Aventure des mots français venus d’ailleurs, éditions Robert Laffont, 1997, ou à celui d’Alain Rey et Lassaâd Métoui, Le Voyage des mots : de l’Orient arabe et persan vers la langue française, éditions Guy Trédaniel, 2013. Henriette Walter se garde bien de parler de mots « étrangers » : les mots qui vivent en France peuvent avoir des racines latines, gauloises, européennes, indo-européennes ou non indo-européennes. Certains ont une parentèle française, d’autres ont été naturalisés plus ou moins récemment, d’autres sont en passe de l’être, ou sont régularisés ou aspirent à l’être… Ils participent tous à l’enrichissement de la langue française. Même ceux dont le séjour en France n’excède guère la durée d’un visa touristique. Qui se souvient par exemple de la glasnost et de la perestroïka russes des années Gorbatchev ? « Les mots, dit de son côté Alain Rey dans l’ouvrage cité ci-dessus, comme les êtres et les groupes humains, voyagent, se déplacent, émigrent et immigrent, avec des fortunes diverses. » « Cependant, les mots, poursuit Alain Rey, ne sont pas des vivants ; ils peuvent s’effacer, mais non pas mourir. » (1)
La destinée des mots est ainsi perçue comme identique à celle des êtres vivants, tout simplement parce que les mots sont eux aussi des êtres vivants. Mallarmé considérait les consonnes comme le squelette des mots, et les voyelles comme leur chair. Les mots ont des ascendants dont ils dérivent. Ils ont des descendants forgés sur leur radical, sur leur racine, autant dire leur génome. Les mots écrits sont alors les squelettes des mots prononcés. Si donc les dictionnaires sont des cimetières, les mots ont l’avantage d’y perdurer sans altération, sans destruction, sans disparition.

Le refus d’être normatif amène tout naturellement à s’interroger sur l’existence même d’une langue qui serait le français moderne considéré comme une entité. La notion d’identité nationale française étayée sur la langue a-t-elle un sens ? En se limitant au domaine de l’alimentation, le mot « pizza » est-il français ? Non, si on considère qu’il est emprunté à l’italien. Oui, si l’on considère qu’il est passé dans le langage français compréhensible par tout un chacun. Il en va de même avec d’autres mots, comme l’espagnol « paella », l’anglais « sandwich », le vietnamien « nem », l’arabe « couscous », le polonais « baba », le tupi (langue du Brésil) « ananas », le russe « blinis », etc. Si la langue est l’outil utilisé par un ensemble d’individus pour communiquer et s’exprimer artistiquement, scientifiquement, etc., tous ces mots sont, ou du moins sont devenus français. Et même en laissant de côté tous ces mots intégrés depuis moins d’un siècle, la réponse reste la même quand on prend en considération la langue du XIXe siècle, ou celle du XVIIIe siècle, ou même la langue de Racine au XVIIe siècle.

Le droit du sol contre le droit du sang…

Un exercice intéressant consiste à ouvrir presque (!) au hasard un dictionnaire et à regarder une succession de termes. L’exemple qui suit est tiré des pages 52 et 53 du Dictionnaire étymologique de Jean Mathieu-Rosay, aux éditions Marabout (seules les informations utiles à la démonstration sont reproduites ici) :

Balourd : XVIe s. : de l’italien balordo
Balsa : XVIIIe s. : mot espagnol désignant un bois d’Amérique
Balsamier : XVIIIe s. : du latin balsamum (baume)
Baluchon : XIXe s. : voir Balle. Balle : XIIIe s. : du francique
Balustre : XVIe s. : du grec
Balzan : XIIIe s. : de l’italien
Bambin : XVIe s. : de l’italien
Bamboche : XVIIe s. : de l’italien
Bambou : XVIIe s. : du portugais bambu qui pourrait provenir du malais
Bambula : XVIIIe s. : du bantou
Ban : XIIe s. : du francique, comme banal, banalité, banaliser…
Banane : XVIe s. : du portugais banana d’après un nom guinéen
Banc : XIe s. : du francique
Bancal : XVIIIe s. : du néerlandais bankaard (enfant illégitime…)
Banco : XVIIIe s. : de l’italien
Bande : XIVe s. : au sens de troupe : du gotique
Bande : XIXe s. : au sens de troupe : du gothique
Bande : XVIIe s. : terme de marine : du provençal banda qui a la même origine que le précédent
Banderille : XIXe s. : de l’espagnol
Banderolle : XVIe s. : de l’italien
Bandit : XVIIe s. : de l’italien (le banni, le « hors la loi »)
Bandoulière : XVIe s. de l’espagnol
Banjo : XIXe s. : de l’anglo-américain
Banlieue : voir Ban [espace d’une lieue autour du ban]
Banne : XIIIe s. : d’une racine celtique ben (voiture) d’où provient le gaulois benna

Sur ces 25 entrées consécutives dans l’ouvrage cité, pas une seule ne provient du latin classique. Même le mot « lieue », dans « banlieue », qui est certes tiré du latin « leuca », est lui-même emprunté au gaulois via le gallo-roman.
Ces 25 entrées sont-elles du français ? Si le français n’est constitué que par des mots issus du latin classique, auquel on peut, pour faire bonne figure, rajouter le grec, et pourquoi pas le gallo-roman, ils ne le sont pas, même à la quatrième ou vingtième ou quarantième génération ! Cette posture est-elle tenable ?
On peut raisonnablement considérer que les 25 mots de l’exemple ci-dessus sont français, et préférer, pour les mots comme pour les gens, le droit du sol au droit du sang.
Henriette Walter, dans l’ouvrage déjà cité, sans parler d’un droit du sol pour les mots, parle néanmoins du moment où un mot étranger a été « adopté » (page 29). L’image anthropologique est belle. L’auteur s’interroge même sur la latinité de certains termes latins, comme par exemple le plus connu des mots latins : le mot « rosa » (la rose) : « Vient-il d’une langue sémitique ? Peut-être est-il ensuite passé par l’étrusque ? L’hypothèse est plausible. » (page 31) Dès le préambule, page 9, elle précise : « Ce que l’on oublie très souvent, c’est que le latin n’est pas l’unique source de la langue française, où l’on trouve par milliers des mots venus d’ailleurs. » On citera pour finir le titre de son chapitre 16 : « On a souvent besoin d’un étranger chez soi. » Il s’agit de mots, bien entendu…

Le programme Erasmus a 2000 ans !

En conclusion, il semble important de ne pas oublier que le latin, à travers les conquêtes militaires, avant de devenir la composante la plus importante du français moderne, a été une langue étrangère en Gaule puis, donc, en France. Ne pas oublier non plus que dans ce pays historiquement métissé, la notion de langue française de référence est une chimère, voire une absurdité, c’est-à-dire, étymologiquement parlant, quelque chose qui rend sourd…
Ensuite, il s’agit de montrer comment le latin, dans l’acception la plus large du terme, a structuré notre langue, lui a donné les outils qui lui permettent de s’enrichir en intégrant, en francisant, en assimilant toutes sortes de termes issus de toutes sortes de langues, indo-européennes ou non, et à toutes les époques de son histoire. C’est ainsi que le « beefsteak » est devenu « bifteck », le « mail » « mèl », le « sifr » de l’arabe « zéro » et « chiffre », etc.
C’est finalement revenir à la définition que le dictionnaire grec – français Bailly donne du mot « étumologia » (2) : « sens véritable ou primitif d’un mot », avec la conjonction « ou » susceptible d’être synonyme ici de « autrement dit ».


(1) On se permettra de nuancer quelque peu la formule : en dehors même de toute perspective métaphysique ou religieuse, les êtres vivants, après leur décès, survivent à travers le souvenir qu'en ont les contemporains, puis les générations suivantes, à travers leurs écrits, leurs traces (un arbre, une maison…), à travers les épitaphes, à travers les génomes que les descendants partagent avec leurs ascendants, et dont ils s’enrichissent. Épicure pensait que le vivant, pas uniquement les êtres humains, était éternel de par sa constitution « atomique » (c'est-à-dire faite d’atomes indestructibles), qui se désagrège au moment de la mort et se recombine aléatoirement pour former ensuite d’autres formes du vivant…
(2) « Etumologia » se prononce « é-tu-mo-lo-gui-a ». Pour une lecture plus aisée, les caractères grecs n’ont pas été reproduits dans ce site.

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