La Chair des mots

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Les enfants cachés de Cicéron

Des mots hérités du latin, oui, mais de quel latin ?
Pour les puristes, le français tire l’essentiel de son vocabulaire du latin classique. Pour simplifier, nous avons hérité du latin parlé et écrit par Cicéron, à travers un processus d’évolution dont rendent compte la linguistique et la phonétique. Pour un certain nombre de termes du vocabulaire courant français, comme « lire », « agir », « consul », « paix », etc., c’est exact. Pour beaucoup d’autres termes, c’est discutable ou franchement erroné.

La France ne s’appelle plus la Gaule !

Beaucoup de mots grecs nous sont aussi parvenus via le latin, que ces mots aient été sentis comme latins ou « étrangers » par leurs utilisateurs dès l’antiquité. Et surtout, le français s’est souvent construit sur une langue latine véhiculée par des gens qui n’avaient sans doute jamais lu Cicéron, à savoir les soldats romains depuis César, puis les colons. L’acculturation a abouti au gallo-roman à partir d’un latin qui aurait sans doute fait hurler à la mort Cicéron ou Virgile ! Ce latin d’exportation n’est pas sans rappeler ce qu’est l’anglais international aujourd’hui. Mêlé au gaulois, il devait être proche, selon la formule d’Alain Rey, d’une sorte de créole, sans que ce terme soit employé dans une perspective dépréciative. Le français moderne lui doit beaucoup. De plus, au Ve siècle, la Gaule tomba aux mains des chefs de tribus germaniques, et tout particulièrement franciques. (1) Ce n’est pas pour rien que la France ne s’appelle plus la Gaule ! Des mots de ces langues furent empruntés directement et francisés, sans latinisation tardive, souvent aux XIe et XIIe siècles. On peut citer comme exemples « la boue », « le bourg », « marcher », « flatter », « gagner », « garder », etc. D’autres furent romanisés par les gallo-romans avant d’évoluer vers l’ancien français, comme « brouter », « brouiller », « bannir », « hardi », « le bois ». Ce sont les emprunts les plus tardifs. Devraient-ils être exclus de l’appellation de mots latins ?
De même, le latin est resté en France la langue officielle de l’enseignement bien au-delà de la fin du Moyen-Âge. Des mots latins ont continué à être créés, par pure invention parfois, comme « furax » ou « grosso modo », ou plus souvent par latinisation de mots grecs, comme le « radium », le « sélénium », ou par dérivation, comme le « delphinium », le « silicium », l’« iridium » (2) , ou par nominalisation d’un adverbe, comme « tandem » ou d’un verbe, comme « accessit » ou « déficit ». Devraient-ils eux aussi être exclus de l’appellation de mots latins ?

Une pizza sur le brasero

Au XVIe siècle surtout, l’italien a quant à lui fourni un contingent important de mots au français, notamment dans le domaine militaire et ceux des arts plastiques et de la musique. On peut citer, parmi des dizaines d’autres, les mots « alarme », « escale », « sentinelle », « bandit », « bagatelle », « sérénade » qui ont été francisés, alors que « bravo », « imbroglio », « spaghetti », « expresso », « tombola » ou « lamento » sont passés tels quels dans la langue, en étant de moins en moins considérés comme des mots étrangers.
Leur origine presque toujours latine en fait une autre catégorie de mots issus du latin, même indirectement. Le phénomène s’est produit aussi à partir de l’espagnol. On peut citer les mots « vanille », « mirador », « embargo », « brasero », « lasso », « féria », etc.
Le même phénomène se retrouve à propos de l’anglais dont une part non négligeable est issue du latin, directement ou à partir du français, via les conquérants normands qui parlaient l’ancien français. Il est donc fréquent de rencontrer dans le français moderne des anglicismes, comme les mots « toast », « flirter » ou « tennis », qui sont en réalité, historiquement parlant, des latinismes. (3)
Dans une perspective qui revendique son refus de toute normativité, on considérera donc dans ce site un mot employé couramment en français comme d’origine latine dès lors qu’à une étape de sa formation il a correspondu à un terme latin. Il s’agit donc aussi bien de termes empruntés au latin classique qu’au latin traduit du grec ou de toute autre langue, au latin savant qu’au latin populaire, au latin impérial qu’au gallo-roman ou au latin médiéval, voire moderne. Sera aussi considéré comme d’origine latine tout terme couramment utilisé en français et emprunté à une langue autre que le latin, mais ayant dans cette langue hérité d’un emprunt au latin.
La distinction entre un emprunt direct au grec et un emprunt au grec via le latin est néanmoins quelque peu arbitraire parfois. Concernant les suffixes complexes d’origine grecque, comme -gène, -genèse, -métrie, -mètre, -métrique, -nome, -nomie, -nomique, -logie, -logue et -logique, si les termes qui les intègrent offrent un radical principal lat., ces termes sont alors définis comme hybrides. C’est par ex. le cas dans « fumigène », « altimètre », « futurologue », etc. Si au contraire les termes qui les intègrent offrent un radical principal lui-même d’origine grecque, ces termes sont alors définis comme d’origine grecque et introduits en français via le latin le plus souvent. C’est par ex. le cas dans « dosimètre », « océanologue », « gazogène », « astronomie », etc.



(1) Voir chez Henriette Walter, L’Aventure des mots français venus d’ailleurs, éditions Robert Laffont, 1997, pages 85 – 86, une présentation des différentes populations germaniques (Wisigoths, Burgondes, Alamans et Francs), et des langues germaniques que nous leur devons.
(2) Voir chez Henriette Walter, L’Aventure des mots français venus d’ailleurs, éditions Robert Laffont, 1997, pages 61-64, la « petite histoire des 64 éléments chimiques en –ium ».
(3) Qu’on nous permette de citer un extrait de Trésors des racines latines, de Jean Bouffartigue et Anne-Marie Delrieu, page 239, intitulé Le latin de seconde main : « Les mots latins passés en français ne sont pas tous arrivés directement dans notre langue. Certains se sont d’abord faits italiens, espagnols, ou sont passés par les langues d’oc. Plus tard, les Français importèrent ces mots en même temps que les objets et les usages qu’ils désignaient.
(…) Avec l’anglais, précisément, se produit un phénomène curieux. Le latin des occupants romains n’a laissé dans la langue anglaise qu’un très petit nombre de mots. En revanche, les conquérants normands y ont introduit en quantité considérable les mots de la langue qu’ils parlaient, c’est-à-dire l’ancien français, dont le vocabulaire était en majeure partie d’origine latine. Cette importation massive de vocables d’ancien français se poursuivit notamment pendant la période où le royaume d’Angleterre comptait plus de terres en France que dans les îles britanniques. Quelques siècles plus tard, l’anglais nous restitua quelques-uns de ces emprunts, et nous devons lui savoir gré d’avoir joué le rôle de conservatoire de notre ancienne langue. »

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